25-26 septembre 2019 : Désarroi

Après mai 1968, le « désarroi » social face aux violences policières aurait nourri la méfiance anti-démocratique qui revient dans les troubles récents en France selon L’Express (24 décembre 2018). « Les opposants syriens en plein désarroi après huit ans de guerre civile » – La Croix (2 janvier 2019). À Marseille, le « grand désarroi des sinistrés » urbains frappe le même quotidien, sensible à la précarité (3 janvier 2019). Le « désarroi des députés » devant la violence sociale fait-il écho au temps du radicalisme antiparlementaire – Le Monde (9 janvier 2019) ? Le président Macron face au « désarroi des agriculteurs »  dont un se suicide tous les deux jours dans l’Hexagone – note en ligne Sputnik France (29 mai 2019). « Désarroi face à la nouvelle ‘rechute’ commerciale de Donald Trump » – Le Monde.fr (1er juin 2019). Le spicilège contemporain du désarroi est infini.

Néologisme à la Renaissance, le mot « désarroi » revient à la mode. Dès l’origine, il signifie la « mise en désordre », la « désorganisation ». Individuel ou collectif, il acquiert vite le sens psychique de « trouble moral » ou inquiétude émotive. Creuset d’indécision, de détresse, de désenchantement, de passivité mais aussi a contrario de durcissement défensif issu de la peur.
Né du terrorisme, du déracinement migratoire, du chaos climatique, de la mondialisation économique effrénée ou du vieillissement démographique, le désarroi entérinerait la gouvernance par l’effroi selon Corey Robin dans La Peur, une histoire politique (2006 ; USA : 2004). Sous la République de Weimar, Walter Benjamin évoquait déjà l’éruption émotionnelle du Léviathan ultra-autoritaire quand la peur et le désarroi guident l’incertitude politique et la faille démocratique (Cités, No 74, 2018 – Walter Benjamin Politique).
Le désarroi désignerait ainsi les alarmes d’une génération et la déroute d’une société qui brade les valeurs fondatrices de sa culture politique et juridique. Dans son lumineux Désarroi de notre temps, Simone Weil ressent les prémices de la catastrophe dans le désarroi social et moral de la fin des années 1930. Serions-nous à l’aube d’une génération du désarroi dans les termes de Simone Weil ? Le populisme en est-il le signe précurseur ?

Selon Massimo Cacciari et Paolo Prodi, la « prophétie utopique » est soudée à l’ethos démocratique comme aspiration universaliste à la cité du bien (Occidente senza utopia, 2016 ; non traduit en français). En temps de désarroi, s’imposent le goût et l’imaginaire de la dystopie à voir l’actuel engouement pour 1984 de George Orwell.
Pour le sociologue polono-britannique Zygmunt Bauman, le désarroi culmine en effet lorsque la fatigue utopique ramène à la « rétrotopie » ou régénération des modèles du passé (Retrotopia, 2017). A contrario, pour le néerlandais Rutger Bregman, notre temps du désarroi favorise l’application des « utopies réalistes » de la social-démocratie contre le nationalisme, la précarité et l’inégalité et pour la citoyenneté mondiale, l’économie verte et le revenu universel (Les utopies réalistes, 2017 ; néerlandais, 2014).

Si les sciences humaines peinent à qualifier la spécificité et la complexité du « moment » actuel avec les incertitudes politico-sociales qui attisent maintes peurs individuelles et collectives, est-il vain d’ouvrir une conversation publique sur le désarroi afin de penser le monde qui vient ?

Michel Porret
Président des Rencontres internationales de Genève

Retrouvez le programme complet ici !

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Affiche RIG 2019
« Désarroi »
Graphisme : Chris Gautschi

Découvrez les publications de la collection « Achevé d’imprimer »

Depuis 2016, les textes des intervenants ayant participé aux sessions des Rencontres internationales de Genève sont compilés dans des publications de la collection Achevé d’imprimer (Editions Georg).

2016 « Fictions : penser le monde par la littérature« 

Fictions-Rencontres-internationales-Genève-2016-publication

Erri De Luca
La chute comme expérience du salut

Petros Markaris
Aller ailleurs et regarder ailleurs

Kim Thuy
La fiction, une réalité sans frontières

Boualem Sansal
Ecrire dans la violence du monde

Liminaire par Michel Porret

2017 « Résister, écrire, imaginer« 
Résister-Ecrire-Imaginer-Rencontres-internationales-Genève-2017-publication

Préambule par Michel Porret
L’imagination en majesté

Patrizia Lombardo
Alberto Manguel : un écrivain qui aime les livres

Alberto Manguel
La méthode de Schéhérazade ou les pouvoirs de la fiction

Alberto Manguel
Les enfants de Schéhérazade ou les devoirs de la fiction

Bahiyyih Nakhjavani
Résister, écrire, imaginer : réponse à la méthode de Schéhérazade

2018 « Exils et refuges« 
Exils-et-refuges-Rencontres-internationales-Genève-2018-publication

Liminaire par Michel Porret
La nation des exilés

Michel Agier
Hospitalité et cosmopolitique

Akira Mizubayashi
Vivre en exilé linguistique, aller au-delà des limites de son monde

Catherine Wihtol de Wenden
Hommes et migrations, crise des migrations ou crise des politiques d’asile et leurs effets sur les territoires d’accueil

George Nivat, Hommage à Jean Starobinski

Vincent Monnet, Jean Starobinski quitte la beauté du monde

Jean Starobinski (1920-2019) et les Rencontres internationales de Genève

Hommage à Jean Starobinski

par Georges Nivat

On finissait par oublier son âge : Jean Starobinski était d’une éternelle jeunesse. Une jeunesse attribuée par les dieux, les dieux grecs, Athéna sûrement, mais aussi Asclépios, le dieu auquel Socrate dédia ses derniers mots. Car il était médecin, philologue, pianiste, et en toute chose connaissait la divine « mesure », celle qui attribue aux hommes et à leurs actes l’harmonie intérieure. Dès 1972 il m’accueillit aussi bien à la Faculté qu’à son domicile, juste en face : il y avait le rez de la rue de Candolle, avec le cabinet de Jacqueline, son épouse, ophtalmo à qui je confiai mes yeux, et son cabinet à lui, jonché de livres, plus un étage où l’on montait par un colimaçon, logis toujours accueillant, quoiqu’avec austérité. Et puis, troisième lieu d’accueil, mais lieu symbolique : les Rencontres Internationales de Genève – ces « RIG », au mystérieux sigle presque balto-slave.
Il fut des premières Rencontres, qui dans les ruines de l’Europe tentèrent de définir « l’esprit européen », et quand le jeune assistant prend la parole, d’emblée on sent l’ampleur réflexive qui marque son discours, sans redites, sans trébuchement, comme s’il lisait à haute voix une partition. Après quoi, pendant plus de trente années, portant les Rencontres sur ses épaules, il en fut l’âme, le temps entier d’une génération, la « génération Staro ».
Il m’y fit entrer dès mon arrivée à Genève, pour mon bonheur. Il présidait nos discussions avec la sagesse d’Athéna et une bibliothèque de Babel dans la tête (sans internet). Toujours doux, mais d’une douceur qui pouvait être manœuvrière, évitant les heurts dans un petit groupe qui cherchait la vérité. Il fallait le bien connaître, mais on le devinait parfois animé par « les raisins de la colère ».
En 1946 donc, il est là, à côté de Benda, Bernanos, Jaspers, Lukács. Et à ceux qui proclament trop vite « l’esprit européen », il objecte  : « Europe et anti-Europe ne font qu’un » – paroles plus vraies que jamais ! Néanmoins, c’était toute l’Europe pensante qu’il pouvait convoquer à sa guise, et nous en profitâmes tous, à Genève, pendant toute l’époque de Starobinski. D‘intimes amis, comme Yves Bonnefoy, vinrent trois ou quatre fois à son appel – pour définir la séparation qui enclôt l’homme moderne, et tenter de trouver la libération dans une quête poétique humble et inquiète.
N’oublions pas que dans la grande mue de l’essai littéraire qui devient avec Raymond, Rousset, Rougemont, Starobinski et toute « l’école de Genève », un genre majeur, il y a la musique. Les premières Rencontres duraient deux semaines, comportaient des opéras, Ansermet était une des deux colonnes, Starobinski était l’autre. Et un de ses derniers ouvrages, les Enchanteresses, porte sur la magie de l’opéra, sur l’invraisemblance du libretto qui donne sa grande liberté à Mozart.
Une liberté qui, au fond, animait votre immense et musical texte de critique créatrice, cher Jean, et que vous nous avez léguée. En particulier dans ces RIG qui, pour ceux de mon âge, ont, avant tout, été une rencontre avec vous.

Georges Nivat, Président honoraire des RIG
Genève, le 24 mars 2019

RIG_1975

 

Starobinski_RIG_1975En mémoire

En 2010, Pierre Nora, de l’Académie française, prononçait cet éloge de Jean Starobinski ;

[…] Le lien le plus fécond entre Genève et vous, c’est cependant dans les Rencontres internationales qu’il faut le chercher. Vous les avez présidées pendant trente ans, de 1965 à 1995, après avoir appartenu à leur comité organisateur dès 1949, une charge que vous assumez, dites-vous, comme une «dette publique». Elles ont donc occupé une grande partie de votre vie, en même temps qu’elles ont contribué à faire de Genève une capitale intellectuelle de l’Europe.

L’Europe: c’est loin d’avoir été le thème unique des Rencontres qui se sont donné pour programme tous les aspects de la civilisation contemporaine, lettres, arts, sciences, économie, philosophie. Mais l’Europe dans ses différents états, ses rapports au passé et sa conscience de soi, a été probablement le thème central et l’horizon permanent. Elle est la raison d’être des premières Rencontres qui ne pouvaient se tenir que là, en 1946, au milieu d’un continent dévasté, dans ce pays resté neutre et cette ville à vocation internationale. Elles donnent le ton, avec des personnalités aussi marquantes que Georges Bernanos, Karl Jaspers, Georg Lukács et Raymond Aron. Vous y êtes, je crois, Jean, tout jeune homme, le seul à évoquer l’extermination des juifs. Vous y rencontrez des hommes comme Denis de Rougemont, Gaëtan Picon, Eugenio Montale, que vous n’allez plus cesser de fréquenter. L’Europe a fait l’objet d’auscultations périodiques, en 1985, puis aux lendemains de l’éclatement de l’URSS et de la réunification allemande. Les Rencontres ont joué un rôle capital pour jeter un pont entre l’Est et l’Ouest, donnant aussi bien la parole à des Russes émigrés d’avant la Révolution, comme Nicolas Berdiaev ou Wladimir Weidlé, qu’aux intellectuels polonais comme Leszek Kołakowski ou aux dissidents des années 1980, de même qu’aux représentants du marxisme officiel. La proximité de Bronisław Baczko, la présence au comité de Georges Nivat, qui vous a succédé à la présidence, tout prouve l’attention constante que les Rencontres ont portée au décloisonnement de l’Europe de l’Est et à l’évolution du monde russe.

«Rencontres»: il faut prendre le mot dans son sens le plus fort. Il ne s’agit pas de colloques ordinaires, comme Pontigny, Royaumont, Cerisy, auxquels elles font cependant penser, mais de rencontres qui duraient au début une bonne semaine, avec concerts, expositions, théâtre, tables rondes, discussions informelles à côté de conférences publiques. L’audience dépassait largement Genève. Elles étaient le noyau d’une constellation qui, à partir du comité d’organisation – qui rassemblait lui-même les compétences les plus variées –, atteignait par le relais des radios et de la presse la France, l’Allemagne, l’Italie. Les Rencontres n’étaient pas seulement internationales, mais interdisciplinaires. La liste des participants que vous avez su réunir ne donnerait pas seulement un annuaire de l’intelligentsia européenne; elle montrerait le glissement progressif de la participation prioritaire des écrivains et des philosophes (Benda, Mounier, Ortega y Gasset, Mircea Eliade) aux universitaires issus des sciences humaines et sociales, puis aux experts de la société et de l’économie. Un véritable reflet d’époque qui mériterait une étude approfondie car rien ne serait plus instructif sur l’évolution de l’Europe, sur les transformations du monde, que l’analyse attentive et systématique des Actes publiés longtemps par les Editions de la Baconnière, puis par L’Age d’homme.

Ces Rencontres sont une institution puissamment originale qui manifeste Genève dans son esprit public, sa tradition de curiosité intellectuelle et son indépendance d’esprit. Mais elles sont aussi et surtout l’image d’un humanisme européen qui est aussi et surtout, mon cher Jean, le vôtre; qui est même votre signe distinctif et la marque de votre personnalité. […]

Pierre Nora, de l’Académie française, Eloge de Jean Starobinski, Genève, 5 mai 2010, Victoria Hall, Prix de la Fondation pour Genève 2010
Texte publié dans : J. St., Notre seul, notre unique jardin, Genève, éditions Zoé, coll. MiniZoé, 2011

Retrouvez également le très beau dossier de la Revue Europe (avril 2019) consacré à Jean Starobinski et à Jean-Pierre Richard : www.europe-revue.net

24-27 septembre 2018 : Exils et refuges

Devant la cité lémanique — jadis ville du refuge huguenot et aujourd’hui siège du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés — la 51e session des Rencontres internationales de Genève revient sur notre monde épuisé. Celui que blessent les exils et les refuges des femmes, des hommes et des enfants qui fuient la misère, la précarité sanitaire, les guerres, la violence politique, les atteintes aux droits de l’Homme, le nettoyage ethnique et le dérèglement climatique. Les attendent l’administration et la police des camps et des centres de rétention que clôturent — parfois dès la frontière — les murs barbelés et électrifiés pour intimider les flux de l’exil. Tentes, baraques, caravanes, containers, immeubles ruinés, friches industrielles, abris militaires : du campement précaire au cantonnement solide pour humains déplacés, les abris du déracinement se muent en « camps-villes ». Les ghettos du malheur planétaire génèrent la générosité des associations humanitaires, mais aussi le populisme et la xénophobie des enracinés que panique le « débordement » migratoire et identitaire.

À la fin 2016 — dont en leur pays — plus de 65 millions d’humains sont recensés comme déplacés contre leur gré (HCR), soit le chiffre de la population française. Nombre inouï de l’exil forcé pour 20 personnes chaque minute ! Parmi eux — meurtris par le malheur individuel et collectif — 22.5 millions de réfugiés appauvris ont gagné l’étranger. Entre le tombeau abyssal de la Méditerranée, les circuits maffieux du trafic d’êtres humains et le durcissement universel des lois nationales contre les étrangers, la « nation des exilés » constitue en 2018 le 21 pays du monde — avant le Royaume-Uni ou l’Afrique du Sud.

En 2016 et 2017, les RIG accueillent des écrivains prestigieux pour évoquer la force de l’imagination et de la littérature face au recul de l’humanisme. En septembre 2018, nos invités repenseront les réalités sociales, démographiques, culturelles et anthropologiques du « nomadisme forcé ». Mobilisé par les « exils et les refuges » comme creuset du multiculturel, l’État de droit est lié aux traditions égalitaires, juridiques et démocratiques de la solidarité et de la fraternité issues des Lumières. Sur notre horizon d’attente : la nouvelle utopie du cosmopolitisme bienveillant dans la « mondialisation humaine ».

Michel Porret
Président des Rencontres internationales de Genève

Retrouvez le programme complet ici !

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Affiche RIG 2018
« Exils et refuges »
Dessin ©Javier de Isusi (Bande-dessinée « Asylum »)
Graphisme : Chris Gautschi

Retrouvez les vidéos et photos des conférences 2017

A l’occasion de leur 50e session, les Rencontres internationales de Genève ont eu l’honneur d’accueillir Alberto Manguel et Bahiyyih Nakhjavani pour parler du pouvoir de la littérature !

Retrouvez les vidéos des conférences  :

26 septembre / Alberto Manguel – « La méthode de Schéhérazade ou les pouvoirs de la fiction »

27 septembre / Alberto Manguel et Bahiyyih Nakhjavani – « Regards croisés »

 

Retrouvez les photos des 50e RIG : 

26 septembre / Conférence par Alberto Manguel, avec Patrizia Lombardo

27 septembre / Projection du film « Le manuscrit de Saragosse » au Grütli, avec François Rosset

27 septembre / Rencontre entre Alberto Manguel et deux classes de collégiens

27 septembre / Regards croisés entre Alberto Manguel et Bahiyyih Nakhjavani, avec David Collin

Photos : Lucas Zibung

Lundi 25 septembre : Rencontre littéraire avec Alberto Manguel

 

Fondation Jan Michalski pour l'écriture et la littératureEn marge de la 50e session des Rencontres internationales de Genève, notre partenaire la Fondation Jan Michalski pour l’écriture et la littérature organise, le lundi 25 septembre, une rencontre littéraire avec Alberto Manguel.

Immense lecteur, impénitent et érudit, Alberto Manguel explore au fil de ses écrits l’idée du livre-monde et son corollaire, celle du citoyen-lecteur. Comment chemine-t-on dans les méandres de la compréhension du monde grâce aux fenêtres de savoir et d’imaginaire que sont les livres ? Quels rôles jouent les créations littéraires dans le défrichement de territoires tant géographiques qu’intellectuels ? Les histoires peuvent-elles nous changer et transformer la société ? Telles sont quelques-unes des questions que ne cesse de scruter cet infatigable défenseur d’un véritable art de la lecture.

Rencontre en français, animée par Michel Porret, président des Rencontres internationales de Genève

Entrée CHF 10.- | Sur réservation indispensable à manguel@fondation-janmichalski.ch

Fondation Jan Michalski pour l’écriture et la littérature
En Bois Désert 10
1147 Montricher – Suisse
Tél. + 41 21 864 01 01

26-27 septembre 2017 : Résister, écrire, imaginer

 « Personne ne peut écrire un livre. Pour
Qu’un livre existe véritablement
Il faut l’aurore et le couchant, des siècles
Des exploits, la mer qui sépare et qui unit. »

Jorge Luis Borges, « L’Arioste et les Arabes », L’auteur et autres textes [El Hacedor, 1960], Paris, Gallimard, La Croix du Sud, 1964 (p. 108) — traduit de l’espagnol par Roger Caillois.

Au nom de la cité, la cinquantième session des Rencontres internationales de Genève fondées en 1946 a l’immense honneur d’accueillir Alberto Manguel, citoyen canadien né en Argentine, infatigable lecteur, écrivain, traducteur, voyageur, bouquineur, et aujourd’hui directeur de la prestigieuse et borgésienne Biblioteca Nacional Mariano Moreno de la République d’Argentine à Buenos Aires.

Auteur notamment du monumental best-seller Une histoire de la lecture (1998), couronné dans de nombreux pays par une vingtaine de prestigieuses distinctions pour son travail d’humaniste au regard érudit et icarien sur les livres, les littératures et les cultures, Alberto Manguel a publié une œuvre prépondérante (fiction, critique, anthologies) dont près de trente ouvrages traduits en français.

À Genève, il dialoguera avec une complice intellectuelle Bahiyyih Nakhjavani, femme de lettres baha’i de nationalité britannique, née en Iran, ayant grandi en Ouganda, auteure notamment de La femme qui lisait trop (2007), La fleur du Mandarin (2009), Eux & Nous (2016).

Avec la littérature, Alberto Manguel tutoie la sagesse qui nous est impartie et permet de sentir, lorsque cela est impératif, que Dieu même n’est pas irréprochable. Fasciné par le potentiel libérateur des lieux imaginaires et des mondes d’utopie comme miroir déformant du monde réel dans une quête littéraire du bien, l’auteur de Chez Borges, La bibliothèque de Robinson, La fiancée de Frankenstein, La Bibliothèque la nuit, ou encore Stevenson sous les palmiers sait bien comment s’entrelacent intimement les puissances cognitives et imaginaires de l’écriture, de la résistance et de l’imagination dans les innovations mais aussi les pèlerinages littéraires et les retours inventifs sur les œuvres matricielles et mineures du patrimoine culturel de l’humanité.

Face au mal toujours recommencé, la fragilité matérielle des livres, leur potentialité à être fanatiquement censurés, lacérés et brûlés — atrocement dans les périodes les plus obscurantistes de l’Histoire — en font nos alliés et nos interlocuteurs privilégiés, afin que l’espoir l’emporte sur la désespérance grâce à la puissance insurrectionnelle de l’imagination créatrice selon René Char. Bien souvent, Alberto Manguel dialogue avec Cervantès car le « livre dépeint les pensées, découvre les imaginations, répond aux questions tacites, éclaircit les doutes, conclut les raisonnements, bref, il révèle jusqu’aux atomes que pourrait souhaiter le plus curieux désir » (Don Quichotte, 1605, II, xl, nouvelle traduction, J.R. Fanlo, 2008).

En écho à la session de 2016 — Fictions. Penser le monde par la littérature avec Boualem Sansal, Petros Markaris, Erri De Luca et Kim Thuy — notre rencontre de septembre 2017 avec Alberto Manguel, qui revient sur les pouvoirs de l’imagination et de la réalité de la littérature en temps de crise fictive ou réelle, mène à notre rendez-vous de 2018 : « Exils et refuges ».

À l’instar des vrais livres qui de nuit chuchotent entre eux dans les bibliothèques publiques et privées, les mots tenteront alors de donner du sens aux réalités démographiques, humaines, politiques, culturelles et morales du déracinement, dont le cosmopolitisme culturel est une forme bénéfique. Pourtant, avec l’intolérable paysage méditerranéen comme tombeau abyssal des naufrages répétés sur fond de guerres et de terrorisme, l’intensité et la dimension du déracinement contemporain reconfigurent déjà la réalité sociale et l’imaginaire de notre géopolitique. Entre repli apeuré et accueil fraternel dans la cité assiégée ou apaisée.

Michel Porret
Président des Rencontres internationales de Genève

Retrouvez le programme complet ici !

Retrouvez la revue de presse de la 49e session des RIG

Boualem Sansal

« Sur l’actualité du 26 septembre 2016 »
RTS / La 1ère – Journal du matin – 26 septembre 2016

Petros Markaris

« Ecrire la crise en la vivant, c’est épuisant »
Le Temps – 27 septembre 2016

Petros Markaris - Le Temps - 26 septembre 2016

« Les Grecs résignés doivent chercher des alliés en Europe du Sud »
RTS / Espace 2 – Emission Haute Définition – 16 octobre 2016

 

Erri De Luca

« Tour de l’actualité avec l’écrivain italien Erri de Luca »
RTS / La 1ère – Emission Tout un monde – 5 octobre 2016

« Entretien exceptionnel avec Erri de Luca »
RTS / Espace 2 – Emission Versus-Lire – 17 octobre 2016

« Entretien avec Erri de Luca » (en italien, à partir de 32:25)
Radio Zones – Zona Franca – 24 octobre 2016

 

Rencontres internationales de Genève – 49e session

Le Courrier - RIG - 49e session

« Les écrivains Erri de Luca, Boualem Sansal et Petros Markaris à Genève »
Le Courrier – 21 septembre 2016

 

 

 

Le Temps - RIG - 49e session - Michel Porret

« Ces Rencontres doivent être une fête de l’intelligence »
Le Temps – 24 septembre 2016
Interview de Michel Porret

 

 

 

 

« 70 ans de Rencontres internationales à Genève : penser le monde »
RTS / Espace 2 – Emission Versus-penser – 6 octobre 2016
Avec Michel Porret et Daniel Cornu

Les enjeux de la fiction chez Erri de Luca, par Sylviane Dupuis

Ptàkh pìkha le illèm : « ouvre ta bouche pour le muet »
(Proverbes 31/8) cité par Erri de Luca, p.18

Dans La Parole contraire, le petit « manifeste » que vous avez publié l’année dernière (il s’agit en effet de bien plus et de tout autre chose que d’une autodéfense !), vous écrivez : « Notre liberté ne se mesure pas à des horizons dégagés, mais à la cohérence entre mots et actions » – qu’il s’agisse des mots de l’écrivain, ou de ceux dont se sert la parole engagée du citoyen. « Ma liberté – dites-vous – suppose une unité entre ce que je vis et ce que je fais ».

Ce qui mieux que tout vous lave de l’accusation dont vous avez été l’objet, c’est en effet l’unité rigoureuse que l’on constate de bout en bout, chez vous, entre les mots, les actes, et la vie. « Si j’avais employé le verbe ‘saboter’ dans le sens de dégradation matérielle, après l’avoir dit je serais allé le faire » écrivez-vous encore.

Ceux qui vous ont accusé ne vous ont jamais lu. Et nous sommes là aujourd’hui pour tenter, à l’opposé, de vous lire avec exactitude – ce qui est la moindre des choses pour un auteur aussi exact que vous, entré en écriture par fascination (je vous cite) de « l’infaillible précision des expériences en littérature ».

Par « sabotage », vous entendez résistance, vous entendez : parole contraire. Vous persévérez (en tant que citoyen) dans le non opposé par l’écrivain à l’injustice comme à la destruction de l’humain et de son monde. Et paradoxalement, c’est votre non qui est un oui. C’est votre non qui dit l’éthique – face à ceux qui la bafouent avec la complicité du pouvoir censé protéger la justice et le droit.

…Mais par « sabotage », ou résistance, ou détraquage, il faut entendre aussi : ce que fait la littérature. En relisant pour la table ronde de ce soir votre admirable Le plus et le moins – un ensemble de textes autobiographiques (mais aussi fictionnels, puisqu’il n’est pas de récit de soi qui échappe au mentir-vrai) paru l’année dernière en italien, et cette année en traduction française –, il m’a semblé y trouver l’illustration même de ce que signifie pour vous « penser le monde par la littérature ».

Vous me permettrez donc, en cinq minutes, de suggérer quelques bribes de définition des enjeux de la fiction tels que je les lis dans ou entre vos mots, et qui forment au travers de ces petits récits comme une anthologie des modes de résistance que vous dressez dans l’écriture face aux limitations ou aux impasses du réel.

  1. Ecrire c’est faire parler les sans-voix : qu’il s’agisse des ouvriers rivés à leur harassant effort quotidien et qui ne songent pas à le traduire en mots, se méfiant même de celui qui, comme vous, nourri de livres et de mots, c’est-à-dire étranger à leur monde, prétend partager leur condition ; ou qu’il s’agisse de la foule des morts désormais privés de voix que l’on contient en soi, et que l’écriture libère du silence, ou de l’oubli. Mais aussi réinvente.
  1. Ecrire c’est paradoxalement (par le biais de récits, de fables) fixer les formes mouvantes et transitoires du monde réel : celles des êtres perdus, celles des vivants et des choses qui disparaîtront, celle de la génération à laquelle on a appartenu, celles de l’Histoire, celles des paysages ou des villes qui, comme Naples, votre ville natale, pourraient se voir un jour rayés de la carte si se réveillait la colère du volcan endormi, ou celles de nos émotions… Ainsi se trouvent transgressées, « sabotées », les lois cruelles du vivant, auxquelles s’opposent la mémoire et sa mise en récit.
  1. Ecrire c’est abstraire dans les mots quelque chose du monde réel, et lui donner par là plus de présence ou de réalité, pour un nombre infini de lecteurs n’ayant jamais fait l’expérience de ce qui leur est transmis ; écrire c’est « infinitiser » sa propre expérience limitée, et vouée à l’oubli, en lui donnant forme symbolique – et en la transmettant à d’autres.
  1. Mais écrire, c’est d’abord lire : « Recevoir d’un livre est une action aussi active que celle de l’écrire » dites-vous. « J’ai été un enfant à l’intérieur d’une chambre en papier. Mon père les achetait par kilos […]. Il rentrait le soir, se mettait dans un fauteuil, étendu sous un livre. […] Ce geste-là m’a mis sur la route. » Pourtant, dans le monde que vous avez côtoyé, lire est de l’ordre de la subversion, du « sabotage »… « Qu’est-ce que tu as dans ton sac, la Bible des protestants ? » vous demandera ironiquement un ouvrier parce que vous lisez Le Voyage au bout de la nuit pour résister à l’hiver des chantiers après le tremblement de terre de 1980. Lire, écrire, c’est aussi parfois le seul moyen de tenir debout.
  1. Ecrire, c’est proposer une lecture du monde en bonne partie imaginaire, nourrie (fût-ce à notre insu) par les livres que nous portons en nous – mais qui paradoxalement nous fait voir la réalité : ainsi de cet étonnant chapitre de Le plus et le moins où les ouvriers trimant dans des nuages de poussière « comme des damnés », écrivez-vous, se changent en vision dantesque, mais aussi en allégorie de la création (« Ils travaillaient à détruire et à refaire. Le ciel s’agrandissait à coups de pioche. ») – allégorie qu’inspire à l’écrivain la lecture de Dante superposée au « déraillement visionnaire de l’enfance » (quand vous observiez, fasciné, par la fenêtre, les ouvriers au travail) et amalgamée à l’expérience vécue.

Nouvelle forme paradoxale de « sabotage », ou de transgression des limites : vous que les employés du chantier rejetaient comme subversif parce que, bien que faisant exactement le même travail qu’eux, vous aviez « besoin de pages à tenir en main », vous les déposerez plus tard dans vos propres livres pour vous faire à la fois leur témoin, et leur avocat.

Comme vous vous êtes fait le témoin et l’avocat, au Val de Suse, des ouvriers victimes du cynisme criminel d’une entreprise ferroviaire – usant des mots comme écrivain et comme citoyen engagé pour (je vous cite) « inciter à un sentiment de justice, qui existe déjà mais qui n’a pas encore trouvé les mots pour s’exprimer et donc être reconnu ».

« Notre liberté ne se mesure pas à des horizons dégagés, mais à la cohérence entre mots et actions. »  Merci, Erri de Luca.

Sylviane Dupuis