Jean Starobinski (1920-2019) et les Rencontres internationales de Genève

Hommage à Jean Starobinski

par Georges Nivat

On finissait par oublier son âge : Jean Starobinski était d’une éternelle jeunesse. Une jeunesse attribuée par les dieux, les dieux grecs, Athéna sûrement, mais aussi Asclépios, le dieu auquel Socrate dédia ses derniers mots. Car il était médecin, philologue, pianiste, et en toute chose connaissait la divine « mesure », celle qui attribue aux hommes et à leurs actes l’harmonie intérieure. Dès 1972 il m’accueillit aussi bien à la Faculté qu’à son domicile, juste en face : il y avait le rez de la rue de Candolle, avec le cabinet de Jacqueline, son épouse, ophtalmo à qui je confiai mes yeux, et son cabinet à lui, jonché de livres, plus un étage où l’on montait par un colimaçon, logis toujours accueillant, quoiqu’avec austérité. Et puis, troisième lieu d’accueil, mais lieu symbolique : les Rencontres Internationales de Genève – ces « RIG », au mystérieux sigle presque balto-slave.
Il fut des premières Rencontres, qui dans les ruines de l’Europe tentèrent de définir « l’esprit européen », et quand le jeune assistant prend la parole, d’emblée on sent l’ampleur réflexive qui marque son discours, sans redites, sans trébuchement, comme s’il lisait à haute voix une partition. Après quoi, pendant plus de trente années, portant les Rencontres sur ses épaules, il en fut l’âme, le temps entier d’une génération, la « génération Staro ».
Il m’y fit entrer dès mon arrivée à Genève, pour mon bonheur. Il présidait nos discussions avec la sagesse d’Athéna et une bibliothèque de Babel dans la tête (sans internet). Toujours doux, mais d’une douceur qui pouvait être manœuvrière, évitant les heurts dans un petit groupe qui cherchait la vérité. Il fallait le bien connaître, mais on le devinait parfois animé par « les raisins de la colère ».
En 1946 donc, il est là, à côté de Benda, Bernanos, Jaspers, Lukács. Et à ceux qui proclament trop vite « l’esprit européen », il objecte  : « Europe et anti-Europe ne font qu’un » – paroles plus vraies que jamais ! Néanmoins, c’était toute l’Europe pensante qu’il pouvait convoquer à sa guise, et nous en profitâmes tous, à Genève, pendant toute l’époque de Starobinski. D‘intimes amis, comme Yves Bonnefoy, vinrent trois ou quatre fois à son appel – pour définir la séparation qui enclôt l’homme moderne, et tenter de trouver la libération dans une quête poétique humble et inquiète.
N’oublions pas que dans la grande mue de l’essai littéraire qui devient avec Raymond, Rousset, Rougemont, Starobinski et toute « l’école de Genève », un genre majeur, il y a la musique. Les premières Rencontres duraient deux semaines, comportaient des opéras, Ansermet était une des deux colonnes, Starobinski était l’autre. Et un de ses derniers ouvrages, les Enchanteresses, porte sur la magie de l’opéra, sur l’invraisemblance du libretto qui donne sa grande liberté à Mozart.
Une liberté qui, au fond, animait votre immense et musical texte de critique créatrice, cher Jean, et que vous nous avez léguée. En particulier dans ces RIG qui, pour ceux de mon âge, ont, avant tout, été une rencontre avec vous.

Georges Nivat, Président honoraire des RIG
Genève, le 24 mars 2019

RIG_1975

 

Starobinski_RIG_1975En mémoire

En 2010, Pierre Nora, de l’Académie française, prononçait cet éloge de Jean Starobinski ;

[…] Le lien le plus fécond entre Genève et vous, c’est cependant dans les Rencontres internationales qu’il faut le chercher. Vous les avez présidées pendant trente ans, de 1965 à 1995, après avoir appartenu à leur comité organisateur dès 1949, une charge que vous assumez, dites-vous, comme une «dette publique». Elles ont donc occupé une grande partie de votre vie, en même temps qu’elles ont contribué à faire de Genève une capitale intellectuelle de l’Europe.

L’Europe: c’est loin d’avoir été le thème unique des Rencontres qui se sont donné pour programme tous les aspects de la civilisation contemporaine, lettres, arts, sciences, économie, philosophie. Mais l’Europe dans ses différents états, ses rapports au passé et sa conscience de soi, a été probablement le thème central et l’horizon permanent. Elle est la raison d’être des premières Rencontres qui ne pouvaient se tenir que là, en 1946, au milieu d’un continent dévasté, dans ce pays resté neutre et cette ville à vocation internationale. Elles donnent le ton, avec des personnalités aussi marquantes que Georges Bernanos, Karl Jaspers, Georg Lukács et Raymond Aron. Vous y êtes, je crois, Jean, tout jeune homme, le seul à évoquer l’extermination des juifs. Vous y rencontrez des hommes comme Denis de Rougemont, Gaëtan Picon, Eugenio Montale, que vous n’allez plus cesser de fréquenter. L’Europe a fait l’objet d’auscultations périodiques, en 1985, puis aux lendemains de l’éclatement de l’URSS et de la réunification allemande. Les Rencontres ont joué un rôle capital pour jeter un pont entre l’Est et l’Ouest, donnant aussi bien la parole à des Russes émigrés d’avant la Révolution, comme Nicolas Berdiaev ou Wladimir Weidlé, qu’aux intellectuels polonais comme Leszek Kołakowski ou aux dissidents des années 1980, de même qu’aux représentants du marxisme officiel. La proximité de Bronisław Baczko, la présence au comité de Georges Nivat, qui vous a succédé à la présidence, tout prouve l’attention constante que les Rencontres ont portée au décloisonnement de l’Europe de l’Est et à l’évolution du monde russe.

«Rencontres»: il faut prendre le mot dans son sens le plus fort. Il ne s’agit pas de colloques ordinaires, comme Pontigny, Royaumont, Cerisy, auxquels elles font cependant penser, mais de rencontres qui duraient au début une bonne semaine, avec concerts, expositions, théâtre, tables rondes, discussions informelles à côté de conférences publiques. L’audience dépassait largement Genève. Elles étaient le noyau d’une constellation qui, à partir du comité d’organisation – qui rassemblait lui-même les compétences les plus variées –, atteignait par le relais des radios et de la presse la France, l’Allemagne, l’Italie. Les Rencontres n’étaient pas seulement internationales, mais interdisciplinaires. La liste des participants que vous avez su réunir ne donnerait pas seulement un annuaire de l’intelligentsia européenne; elle montrerait le glissement progressif de la participation prioritaire des écrivains et des philosophes (Benda, Mounier, Ortega y Gasset, Mircea Eliade) aux universitaires issus des sciences humaines et sociales, puis aux experts de la société et de l’économie. Un véritable reflet d’époque qui mériterait une étude approfondie car rien ne serait plus instructif sur l’évolution de l’Europe, sur les transformations du monde, que l’analyse attentive et systématique des Actes publiés longtemps par les Editions de la Baconnière, puis par L’Age d’homme.

Ces Rencontres sont une institution puissamment originale qui manifeste Genève dans son esprit public, sa tradition de curiosité intellectuelle et son indépendance d’esprit. Mais elles sont aussi et surtout l’image d’un humanisme européen qui est aussi et surtout, mon cher Jean, le vôtre; qui est même votre signe distinctif et la marque de votre personnalité. […]

Pierre Nora, de l’Académie française, Eloge de Jean Starobinski, Genève, 5 mai 2010, Victoria Hall, Prix de la Fondation pour Genève 2010
Texte publié dans : J. St., Notre seul, notre unique jardin, Genève, éditions Zoé, coll. MiniZoé, 2011

Retrouvez également le très beau dossier de la Revue Europe (avril 2019) consacré à Jean Starobinski et à Jean-Pierre Richard : www.europe-revue.net

Adieu à Bronislaw Baczko – Les Lumières, l’utopie et les RIG sont en berne

Né à Varsovie le 13 juin 1924, Bronislaw Baczko s’est éteint chez lui parmi ses livres et ses papiers le 29 août 2016 à Genève. Le travail intellectuel l’aura habité jusqu’à son dernier souffle. Le généreux historien des idées, de Rousseau, de l’utopie, des imaginaires sociaux et de la Révolution française laisse une œuvre dense et considérable, traduite dans de nombreux pays. De 1974 à 1989, il a donné à la Faculté des Lettres de l’Université de Genève ce qu’elle peut avoir de meilleur en termes de recherche et d’enseignement. Récipiendaire en 1999 du Prix de la Ville de Genève, il reçoit en 2011 le Prix Balzan pour sa contribution à la réflexion philosophique consacrée à la pensée de Rousseau et à l’étude des conséquences politiques et sociales du mouvement des Lumières sur les événements de la Révolution française. Sa disparition suit de près la publication en juillet 2016 du Dictionnaire critique de l’utopie au temps des Lumières (Georg) qu’il a préparé et codirigé depuis 2012 avec les deux soussignés.

Après une enfance de lecteur insatiable et d’amateur passionné de films américains dans la Varsovie de l’avant-guerre, c’est en orphelin qu’il traverse, avec son frère aîné, l’épreuve de la Seconde Guerre mondiale. Officier dès 1943 dans l’armée polonaise formée en URSS par les rescapés du parti communiste, il participe à la libération de Berlin puis découvre Rousseau en 1945 dans les ruines de Varsovie.

Sa thèse sur la Société démocratique polonaise – diaspora polonaise dispersée en Europe après la révolte libérale de 1830 – soutenue en 1953, Baczko effectue deux séjours parisiens grâce au soutien de l’UNESCO (septembre 1956) et de la fondation Ford (1959) ; il est accompagné la seconde fois par le grand historien de l’économie Witold Kula, marxiste libertaire, complice de Fernand Braudel rencontré dans un oflag. A Paris, Baczko approfondit l’œuvre de Rousseau, croise Edgar Morin et Lévi-Strauss dans les couloirs de la Sorbonne et se rapproche de la Sixième section de l’École pratique des hautes études (aujourd’hui EHESS).

Enseignant à l’université de Varsovie l’histoire de la philosophie, il y est nommé professeur en 1966. Marxiste désenchanté face aux crises des années 1953-1957 (antisémitisme officiel en URSS, procès politiques, complot des blouses blanches, chute de Béria, XXe Congrès du Parti communiste, répression de l’insurrection ouvrière de Poznan par l’armée polonaise), il anime avec d’autres complices un séminaire libre ouvert sur l’actualité de la décomposition du marxisme et du système communiste ; en 1964, il publie sa magistrale monographie Rousseau. Solitude et communauté (traduit en français en 1974).

Normalisation autoritaire, accusation de révisionnisme et antisémitisme : dès mars 1968, Baczko et d’autres intellectuels, dont le philosophe Leszek Kolakowski, subissent les foudres du régime communiste. Le séminaire est diffamé. Discrédit, humiliations, interdiction d’enseigner et de publier : les humanistes de Varsovie entrent en enfer. Fort de son ancrage dans le cosmopolitisme solidaire de la république des Lettres, Baczko rejoint avec sa famille en décembre 1969 l’université de Clermont-Ferrand à l’invitation expresse de Jean Ehrard, éminent spécialiste des Lumières, pour y enseigner jusqu’en 1973 l’histoire des idées. La patrie de l’exilé Baczko devient l’enseignement et la recherche.
Se rapprochant de Genève via l’œuvre de Rousseau, Baczko y noue un réseau d’amitiés avec les historiens Sven Stelling Michaud et Jean-Claude Favez, doyen de la Faculté des Lettres de l’Université de Genève, artisan de sa nomination en 1974 comme professeur ordinaire au Département d’histoire générale où il occupera la double chaire – unique en Europe – d’histoire des mentalités et d’histoire de l’histoire ; il prend sa retraite en 1989, alors même que la Pologne et les autres pays du « bloc de l’Est » se libèrent d’un système politique dont il avait décrit les dérives et l’effritement depuis trente ans. Dans les parages de la Société Jean-Jacques Rousseau, avec ses amis Alain Grosrichard et Jean Starobinski, l’historien fonde et anime depuis 1974 le Groupe d’étude du XVIIIe siècle, atelier pluridisciplinaire où résonnent les voix des ténors et des débutants qui étudient le siècle de Voltaire. Autour des Lumières et de la Révolution, son réseau universitaire repose sur des amitiés inséparables de complicités et d’échanges intellectuels avec notamment Krzysztof Pomian, Georges Nivat, Franco Venturi, Bronislaw Geremek, Jean-Marie Goulemot, Robert Darnton, Keith Baker, Colin Lucas, ainsi que François Furet et Mona Ozouf à qui il donne quatre contributions substantielles pour le Dictionnaire critique de la révolution française (Flammarion, 1988) – notamment l’article « Lumières » où il montre que si le siècle de Voltaire ne saurait être tenu pour la cause de la Révolution, celle-ci n’est toutefois pas pensable coupée des Lumières.

Charisme, disponibilité, humanité à fleur de peau, générosité intellectuelle, œil curieux de tout, pipe au vent : l’immense pédagogue attire des foules d’étudiant-e-s qui se pressent dans ses enseignements (cours, séminaires). Qui en redemandent encore et toujours. Apprenant à penser et construire les objets du savoir que dispense Baczko avec une modestie proverbiale teintée d’humour, ils acquièrent cette autonomie intellectuelle que visent avant tout ses cours et ses séminaires. Les Lumières, détachées de leur téléologie révolutionnaire, y occupent la place centrale que déplient, outre d’innombrables articles et contributions médiatiques, les trois ouvrages fondamentaux qu’après les Lumières de l’Utopie (Payot, 1978) il publie sur l’imaginaire politique et la Révolution française dans l’héritage controversé des Lumières : Une éducation pour la démocratie (Garnier, 1982), Les imaginaires sociaux. Mémoires et espoirs collectifs (Payot, 1984), puis Comment sortir de la Terreur. Thermidor et la révolution (Gallimard, 1989) où il montre comment une révolution qui ne peut tenir ses promesses reconnaît la faillite de l’espoir social et politique qu’elle avait suscité. En 1997, Job, mon ami. Promesse du bonheur et fatalité du mal (Gallimard) revient sur les Lumières pensées comme le moment où se nouent inexorablement le droit au bonheur de l’humanité et la fatalité du mal que surmonte parfois la Cité juste en Utopie. Publié sous la forme d’un énorme livre de poche, Les Politiques de la Révolution française (Gallimard, folio histoire, 2008) éclaire le paradoxe de la culture politique révolutionnaire qui veut maîtriser le temps de l’histoire alors qu’elle se trouve dépassée par un présentisme politique qui brise la vie collective et les destins individuels entre passions et espoirs révolutionnaires.

Dans notre monde déboussolé et violenté, Baczko nous aide à penser l’espoir démocratique comme utopie contemporaine née du siècle de Rousseau. Utopie ? Celle qu’il a pensée n’est pas chimère ou candide rêverie ; c’est l’esprit, l’énergie prospective qui anime les hommes confiants dans leurs espoirs, leurs travaux et leurs désirs de progrès. Les travaux de l’historien énoncent ainsi notre dette envers les Lumières qui ont érigé les droits de l’homme en valeur rectrice de la modernité sociale et politique. Pensant la naissance de la démocratie, l’œuvre de Baczko s’inspire de cet idéal démocratique du savoir qu’il aura incarné comme un humaniste d’aujourd’hui. L’héritage universel de Voltaire et de Rousseau qu’il a contribué à transmettre à des générations d’étudiants rejoint celui de Condorcet.
Mettant son espoir d’homme traqué par le Révolution dans les « manifestations de la perfectibilité humaine », Condorcet rédige en 1793 son ultime ouvrage Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (posthume, 1795). Depuis quelques mois, infatigable lecteur d’ouvrages savants (mais aussi de romans policiers et de toute autre forme de littérature classique ou contemporaine), Bronislaw Baczko avait sur l’établi un ample texte sur l’histoire de la perfectibilité, entre l’enthousiasme de Condorcet et l’apparent scepticisme de Benjamin Constant. L’espoir libérateur des Lumières trouve son sens dans la parole lucide, juste et fraternelle de l’historien Bronislaw Baczko qui, dans la tourmente du XXe siècle, a pensé la continuité et les ruptures dramatiques de l’histoire depuis la Révolution française. Son rire malicieux, ses avertissements, son appétit de lectures, son irrévérence faces aux préjugés, sa silhouette fragile, sa dignité et sa présence manqueront durablement à sa famille, à ses amis, à ses collègues, à son université et aux Rencontres internationales de Genève dont il a été depuis son arrivée à Genève un membre actif— souvent discret— et un interlocuteur enthousiaste dans le comité et un débatteur passionné lors des sessions. La Genève internationale perd en Bronislaw Baczko un intellectuel exceptionnel.

Michel Porret (UNIGE), François Rosset (UNIL).

Nota bene : Au moment où Bronislaw Baczko nous quitte, paraît aux Presses Universitaires de la Sorbonne la réédition critique de La leçon morale de l’historien (1967, 1969), collection Tirés à part. La revue Esprit, 8-9, août-septembre 2003, contient un essai de M.P. sur l’œuvre de Bronislaw Baczko ainsi qu’un long entretien avec lui (http://www.esprit.presse.fr/).